L’extractivisme énergétique et le tournant du capitalisme vert

Hernán Scandizzo / DIAL

Les projets énergétiques occupent une place importante dans la liste des luttes pour la défense de l’environnement menées au cours des trente dernières années en Argentine. L’opposition à la construction de barrages, à l’implantation de centrales nucléaires, à l’extension de la frontière extractive des hydrocarbures, les dénonciations de pollutions dues au pétrole, le rejet de l’installation de la centrale électrique à charbon de Río Turbio (Santa Cruz) sont quelques-uns des mobilisations, avec des issues diverses. À l’heure actuelle, débats et mobilisations s’opposent à l’avancée de la fracturation hydraulique – déjà mise en œuvre sur le gisement pétrolifère de Vaca muerta et s’étendant progressivement à la Patagonie australe –, la centrale nucléaire en projet dans la province de Río Negro et les barrages sur le Río Santa Cruz. Durant des décennies les impacts environnementaux et sociaux des différentes sources énergétiques ont pris une place fondamentale dans nos critiques, dans la construction de discours et de savoirs, mais nos analyses n’ont pas toujours assez progressé sur les relations systémiques qui déterminent la nécessité et l’échelle de ces projets. Nous n’avons ainsi pas toujours assez pris en compte l’importance centrale de l’énergie pour la survie du capitalisme, qui a besoin d’une croissance constante.

Le développement insuffisant de cette critique et l’urgente nécessité de l’approfondir devient palpable dans la conjoncture actuelle : l’avancée des secteurs concentrés de l’économie, nationale et transnationale, dans la production d’énergie à partir de sources renouvelables – solaire, éolienne – ne suscite pas un rejet similaire à celui de la fracturation hydraulique, des barrages gigantesques ou des centrales nucléaires. Bien au contraire, elle est perçue comme un fait positif par de vastes secteurs de la population. Les projets liés à des sources considérées comme respectueuses de l’environnement parviennent à faire oublier qu’ils sont une nouvelle expression du processus de marchandisation de l’énergie et d’appauvrissement de ses sources. La critique qui se focalise sur les impacts environnementaux laisse ainsi le champ libre à l’avancée du capitalisme vert.

La transition vers une diversification des sources énergétiques est donc urgente. Actuellement les sources fossiles – gaz, pétrole et, à très petite échelle, charbon – dont l’exploitation est fortement polluante, représentent environ 90% des sources primaires. Sont présentées comme alternatives – en marge du discours gouvernemental sur les sources vertes – l’accroissement de la part de l’hydraulique, avec 55 projets à l’étude, de diverses envergures [1], et de celle de l’énergie nucléaire.

Construire des alternatives ne doit pas se réduire à envisager les sources nouvelles que nous pouvons développer. Il est tout aussi important de se demander dans quel but nous allons les développer/exploiter, à quoi nous les allons les destiner, en fonction de quel modèle de production et de relations sociales. Ce sont des questions nécessaires pour pouvoir opposer de véritables alternatives à ceux qui aspirent à convertir l’Argentine en une puissance pétrolière et gazière, en utilisant massivement la fracturation hydraulique pour exploiter gaz et pétrole, tout autant qu’à ceux qui qualifient une certaine zone de la Patagonie de «Koweit des vents» et visent à transformer le pays en une puissance éolienne, capable même d’exporter.

Dans ce questionnement sur la finalité de l’énergie il est intéressant de se pencher sur les projets de méga-barrages sur le fleuve Santa Cruz élaborés par le président d’alors, Néstor Kirchner, et le gouverneur de la province, Jorge Cepernic. Au cours de l’audience publique qui s’est tenue en juillet dernier devant le Sénat de la Nation, le ministre de la production de Santa Cruz, Leonardo Álvarez, a assuré que la réalisation de ces barrages offre «la posibilité d’un développement régional sans précédent» de la province. Selon le fonctionnaire, ces barrages crééraient les conditions de possibilité de l’installation d’industries électro-intensives, permettant ainsi une diversification de la matrice productive dominée à l’heure actuelle par l’exploitation des mines et des hydrocarbures. Il a insisté sur le fait que «[Santa Cruz] a besoin de construire son avenir en s’appuyant sur le potentiel énergétique dont elle dispose, non seulement dans le secteur hydroélectrique mais aussi éolien et marémoteur». Sur ce sujet, le maire de Puerto Santa Cruz, Néstor González, a rappelé que ce projet était «associé à la possibilité d’installation de la compagnie Aluar» à Punta Quilla, où se trouve un port en eaux profondes. «Ce barrage a été conçu pour fournir de l’énergie à Aluar afin d’ajouter une installation complémentaire à celle de [Puerto] Madryn» [2]. Il faut souligner que l’extension du système interconnecté national vers la Patagonie australe et le projet non abouti de la centrale thermique à charbon de Río Turbio étaient aussi liés au projet d’usine électro-intensive de traitement de l’aluminium primaire.

Aluar, le paradigme de la dépense énergétique

Située à Puerto Madryn, dans la zone atlantique de la province de Chubut, Aluar est l’une des usines de production d’aluminium les plus importantes d’Amérique du Sud. Revenir sur l’histoire de l’installation de cette compagnie il y a plus de quarante ans, et sur sa relation avec projets de production énergétique et travaux nécessaires à l’acheminement de l’énergie, nous permet de faire porter le débat sur la destination de l’énergie. Comme nous l’enseigne le militant infatigable de la cause environnementale, Javier Rodríguez Pardo, «Un lingot d’aluminium est composé à 75% d’énergie, et le reste de main d’œuvre, d’équipements et d’alumine» [3].

Créer les conditions nécessaires à l’installation de cette entreprise a exigé la construction du barrage de Futaleufú – dont la production est destinée exclusivement à l’usine d’aluminium –, dans une vallée de la cordillère proche de la localité de Trevelin, et l’installation de lignes à haute tension de 330 kV, sur une longueur de 550 km, travaux réalisés par l’entreprise publique Agua y Energía Eléctrica. En 1995, dans le cadre du processus de privatisation des entreprises publiques, Aluar a acquis la majorité des actions et contrôle aujourd’hui 60,2% des parts, la province de Chubut 33,51% et les autres actionnaires les 6,29% restant.

Au début des années 2000, l’entreprise a envisagé d’intensifier sa production, ce qui a exigé l’installation d’une ligne à haute tension de 500 kV, de Choele Choel (Río Negro) à l’usine, c’est-à-dire sur 354 km. À l’époque, le journaliste Julio Nudler affirmait que cette usine consommait plus de kilowatts que toute la ville de Rosario ou de Córdoba. Les travaux se sont achevés en 2006 et ce fut le premier acte de la connexion du Système interconnecté national avec le Système interconnecté patagonique. L’entreprise possède en outre sa propre centrale thermique à cycle combiné.

Actuellement, la consommation d’énergie de l’usine de transformation d’aluminium primaire équivaut à celle d’une ville de plus d’un million et demi d’habitants. Le chiffre est impressionnant et il l’est encore plus si on la rapporte à la réalité démographique de la Patagonie. Selon les projections de l’Institut national de statistique et de recensement (INDEC) pour 2017, la population de Tierra del fuego, Santa Cruz, Chubut, Río Negro, Neuquén, et la Pampa s’élèverait à 2 793 760 habitants. Cela signifie que la consommation d’Aluar équivaudrait à plus de celle de la moitié du total des habitants de la région. Tandis que dans le cas de Chubut où elle est implantée, la consommation de l’usine serait le triple de celle de toute la population, estimée à 637 913 habitants.

En 2016, Aluar, la seule entreprise de ce type dans le pays, a annoncé deux projets de production d’électricité, l’installation d’un parc éolien de 170 éoliennes à la périphérie de Puerto Madryn et la construction du barrage La Elena sur le fleuve Carrenleufú, dans la zone cordillère de cette même province. Le projet du parc éolien est en marche et en voie de réalisation. La possibilité de remettre sur le tapis La Elena, envisagée à plusieurs reprises depuis la décennie 1970, suscite les mêmes critiques virulentes qu’il y a dix ans, quand le projet de sa construction avait été repris. Ces deux projets énergétiques ont comme destination cette même industrie électro-intensive, qui exporte 73% de sa production. Néanmoins l’un suscite davantage le rejet social que l’autre. Nous tombons là dans le piège tendu par le capitalisme vert.

Bibliographie

«Aluar apuesta a diversificar su matriz energética», journal El Economista, 29/06/2017 [en ligne].
«Aluar comienza a construir cerca de Madryn un parque eólico que tendrá 170 molinos», La Jornada, 29/06/2017 [en ligne].
«Aluar invertirá US$ 600 millones para convertirse en proveedor de en­ergía», iProfesional, 03/10/2016, [en ligne].
«Aluar se niega a pagar el agua», PCR, 13/04/2016 [en ligne].
«A partir del interconect­ado se plantea una etapa de desarrollo», Tiempo Sur, 21/12/2010 [en ligne].
CAMMESA, Rapport annuel, 2016.
«Hidroeléctricas: En Chubut se intentaría reflotar el proyecto “La Elena”», El Diario de Madryn, 17/07/2017 [en ligne].
IAPG, «Producción por cuenca», juin 2016 [en ligne].
IAPG, «Producción por cuenca», juin 2017 [en ligne].
Julio Nudler, «Capitalismo abollado», Página/12, 31/08/2002 [en ligne].
Ministerio de Economía de la Nación, (s/f). «Línea en Extra Alta Tensión de 500 KV Pico Truncado – Río Turbio – Río Gallegos – Calafate», Préstamo CFA 6966, [en ligne].


- Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3435.
- Traduction de Françoise Couëdel pour Dial.
- Source (espagnol) : Punto de Debate12 (Fondation Rosa Luxemburg), août 2017.

En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, la traductrice, la source française (Dial – www.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.

responsabilite

 


[1Selon les déclarations faites à la presse, si la totalité des projets se réalisaient, la fourniture actuelle d’énergie du secteur augmenterait de 245% (El Diario de Madryn, 17/07/2017).

[2Ces deux interventions émanent de la Direction générale de sténotypie (20/07/2017) : Audience publique «Exploitation hydroélectrique du Río Santa Cruz», version sténotypée, Chambre des sénateurs de la Nation.

[3Intervention lors de la rencontre Patagonie : nouveaux scénarios de conflits pour le territoire et construction de résistances, 21-23 septembre, El Bolsón, Río Negro.