Depuis deux ans, l’exploitation des gaz et huile de schiste explose en Patagonie argentine. Tous les majors du secteur, y compris Total, sont présents. Les associations dénoncent un mépris des règles environnementales et des droits des peuples autochtones.
Hugo Lattard / Reporterre
- Añelo (Argentine), reportage
C’est une vaste tache noire qui souille la steppe de la Patagonie. À Añelo, dans la province de Neuquén, sur plus de 13 hectares, des résidus de l’extraction d’hydrocarbures sont déversés à même la terre creusée et au mépris de toutes les normes environnementales. Mardi 26 février, pour exiger la fermeture de cette plateforme de traitement des déchets de la fracturation hydraulique [1], une quarantaine de militants de Greenpeace ont entrepris de bloquer son accès. Ils y ont déployé des banderoles et empêché d’entrer les camions provenant des concessions voisines, notamment celles opérées par Total et Shell. «L’industrie pétrolière opère ici sans aucun contrôle, dit Leonel Mingo, coordinateur de cette campagne de Greenpeace en Argentine. Nous exigeons que soit fermé ce site et que ces entreprises cessent de polluer l’écosystème de la Patagonie avec les résidus de l’extraction.»
Voilà déjà plusieurs décennies que le nord-ouest de la Patagonie est criblé de puits de gaz et de pétrole. Mais, depuis qu’a démarré l’exploitation du gisement de Vaca Muerta (littéralement «vache morte»), la région est bouleversée par le fracking. Avec cette formation de schiste géante, l’Argentine revendique les deuxièmes réserves mondiales de gaz non conventionnels derrière la Chine, les quatrièmes pour le pétrole non conventionnel. Après une première phase pilote, l’exploitation de Vaca Muerta a décollé il y a deux ans, portant l’extraction de gaz non conventionnel dans le pays, qui a atteint les 16,6 milliards de m3 en 2018. Soit 400% de hausse en quatre ans, selon les chiffres de l’Institut argentin du pétrole et du gaz (IAPG). Le non-conventionnel pèse désormais 35% du gaz produit en Argentine. Les huiles de schiste ou de réservoirs étanches s’y élèvent à 13,4% du pétrole extrait.
Mépris du droit international des peuples autochtones
À Vaca Muerta, les premiers producteurs sont les entreprises argentines YPF et Tecpetrol, puis Total. En tout, une trentaine d’opérateurs s’activent à fracturer le gisement, dont la plupart des majors du secteur — Chevron, ExxonMobil, BP. La localité d’Añelo, qui compte 7.000 âmes, est à l’épicentre de cette activité. Elle voit son destin totalement transformé. Attirée par une véritable ruée vers l’or noir, sa population a déjà été «multipliée par trois», indique son maire, Darío Andrés Díaz. D’ici 15 ans, elle pourrait atteindre «60.000 habitants», dit-il sérieusement, une énième cigarette à la main.
À l’heure du déjeuner, des pickups couverts de terre sont alignés devant les gargotes le long de l’unique route asphaltée. À l’intérieur, tous les hommes portent une combinaison ignifugée, ouverte sur le torse pour soulager de la chaleur. Crasse et visages brûlés par le soleil, la marque des lunettes dessinée autour des yeux. Sur la route, une noria de camions achemine les tubes d’acier, les centaines de milliers de mètres cubes d’eau, pompée du Rio Neuquén voisin, nécessaires à la fracturation. D’autres camions transportent les résidus de l’extraction, vers les trois plateformes de traitement des déchets qui entourent Añelo. Au rythme où va la perforation, «les plateformes sont à la limite de leurs capacités», reconnaît Darío Díaz, le maire, d’abord pris d’une quinte de toux à l’évocation du sujet. Deux autres sites sont en projet. Selon lui, «il en faudrait encore trois de plus» pour satisfaire les besoins de l’extraction.
En décembre, Greenpeace avait déjà alerté sur les dysfonctionnements de cette plateforme gérée par une entreprise argentine, Treater, à une poignée de kilomètres des premières habitations. Dénonçant «du pur vandalisme environnemental» faute «de membrane de protection du sol», précise Paul Horsman, porte-parole de la campagne de l’ONG. «À l’évidence, ce site a été aménagé à la va-vite, pour permettre aux opérateurs de se débarrasser du cutting, un mélange d’hydrocarbures et de produits chimiques servant à lubrifier les puits, hautement toxique», dit-il. Une plainte a été déposée par plusieurs organisations sur place. Dont la Confédération mapuche de Neuquén, qui regroupe les communautés indigènes de la province. Celles établies sur le gisement de Vaca Muerta sont directement menacées par le fracking. Avec les puits horizontaux, dont certains atteignent plusieurs kilomètres, «la zone d’impact est beaucoup plus étendue», s’inquiète Jorge Nahuel, coordinateur de la Confédération. Protestant contre l’extraction opérée sur des terres occupées sans son consentement, au mépris du droit international des peuples autochtones, l’une de ces communautés a fait arrêter la production, à Loma Campana, en bloquant la route d’accès. Lonko (le chef) de la communauté, Mabel Maripe, peste contre «les mouvements de sols provoqués par la fracturation, l’eau des puits polluée», l’impossibilité de continuer à vivre de l’élevage dans ces conditions.
Le gisement de Vaca Muerta est une véritable «bombe carbone»
Par ailleurs, les incidents se multiplient. Fin octobre, à quelques kilomètres d’Añelo, un puits opéré par YPF et Schlumberger s’est retrouvé 36 heures hors de contrôle, inondant de pétrole jusqu’à 80 hectares de steppe alentour. Début décembre, une autre marée noire est survenue entre les vergers proches de la localité d’Allen, dans la province voisine, polluant un affluent du Rio Negro.
«À Vaca Muerta, les incidents environnementaux, comme les accidents du travail, sont habituels. C’est plutôt le respect des règles qui est exceptionnel», dit Felipe Gutiérrez, de l’Observatorio Petrolero Sur (OPSur), centre d’études argentin sur les effets de l’extraction pétrolière. «Au niveau local, les provinces sont très liées à l’industrie. Tout le système, jusqu’au système judiciaire, joue en faveur des entreprises du secteur. C’est pourquoi le niveau de contrôle environnemental est extrêmement bas», poursuit-il. Et au niveau national, le gouvernement argentin escompte bien exploiter les gaz et huile de schiste au maximum. Avec l’objectif d’atteindre d’ici cinq ans «une production de 260 millions de m3 de gaz et un million de barils de pétrole par jour», selon un document récent de son secrétariat à l’Énergie. Celui-ci prévoit pour cela de percer jusqu’à 85.000 puits.
De par son ampleur, le gisement de Vaca Muerta est pourtant une véritable «bombe carbone», disent les experts. Son extraction complète génèrerait «50 milliards de tonnes de CO2», calcule Greenpeace. À ce sujet, le gouvernement argentin a reçu deux récentes mises en garde de l’ONU. Dans ses dernières observations sur l’Argentine, le Comité des droits économiques, sociaux et culturels (CESCR) l’a notamment invité à «reconsidérer l’exploitation à grande échelle des combustibles fossiles de Vaca Muerta». «Compte tenu des obligations qui lui incombent au titre des engagements qu’il a pris dans le cadre de l’Accord de Paris», a justifié le CESCR, encourageant plutôt le gouvernement argentin «à promouvoir les énergies de substitution et les énergies renouvelables».
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